S.
Nous et la mort*
Sigmund FREUD
Veneres presidents et chers freres ! Je vous prie de ne pas croire que j’ai
donn& & mon expose un titre suscitant tant de frissons par espieglerie. Je sais
que beaucoup de personnes ne veulent pas entendre parler de la mort, donc
peut-£tre en est-il aussi parmi vous, et je voulais Eviter que ces freres ne soient
attirös dans une seance penible pour eux. J’aurais egalement pu modifier
Pautre partie de mon titre. Au lieu de « Nous et la mort », il aurait pu &tre
« Nous les juifs et la mort » car le rapport & la mort, que je vais traiter devant
vous, c’est justement chez nous, les juifs, qu’il se manifeste le plus souvent et
de la maniere la plus extröme.Mais vous pouvez facilement imaginer comment j’ai justement &t& amene
a choisir ce theme. C’est une consequence de la terrible guerre qui fait rage en
ce moment et qui nous derobe ä tous P’orientation de notre vie. Je crois avoir
remarque qu’en tete des facteurs agissant dans ce trouble figure le changement
dans notre attitude par rapport & la mort.Quelle est donc notre attitude vis-A-vis de la mort ? Je pense qu’elle est tres
singuli&re. Nous nous comportons dans P’ensemble comme si nous voulions &li-
miner la mort de la vie ; nous lui r&servons pour ainsi dire un silence de mort ;
nous y pensons — comme & la mort ! Cette tendance ne peut naturellement pas
s’imposer sans perturbation. La mort se fait tout de m&me remarquer ä
V’occasion. Nous sommes alors profond&ment ebranl&s et comme arraches ä
nos certitudes par quelque chose d’inhabituel. Nous disons : « c’est terrible ! »
lorsqu’un aviateur ou un alpiniste disparait, lorsqu’un &chafaudage s’effondre* « Conference prononc£e dans la s&ance de la “Wien” le 16 fevrier 1915 par le frere, professeur,
D' Sigmund Freud ». Elle figure dans la bibliographie de Freud avec la concordance du Fischer Verlag
(Francfort-sur-le-Main) sous la d&nomination : Freud S. (19155): Wir und der Tod. Zweimonats-
Bericht für die Mitglieder der österr.israel.Humanitätsvereine B’nai B’rith, Bd.18 (1915), Nr], S. 41-51.Rev. frang. Psychanal., 3/2000
Copyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject 10 PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
972 Sigmund Freud
et ensevelit trois ou quatre ouvriers, lorsque l’incendie d’une usine provoque la
mort de vingt jeunes apprenties ou lorsqu’un navire sombre avec quelques cen-
taines de passagers & bord. Mais nous sommes le plus affectes lorsque la mort a
touche I’une de nos connaissances ; par exemple lorsqu’il s’agit d’un frere du
B’Nai Brith, nous lui rendons m&öme un hommage funebre. Mais personne ne
pourrait conclure ä partir de notre comportement que nous reconnaissons la
mort comme une necessit&, que nous avons la conviction certaine que chacun
d’entre nous est redevable de sa mort ä la nature. Au contraire, nous trouvons
chaque fois une explication qui ravale cette nöcessit& & un hasard. L’un vient
juste de mourir car il avait attrap& une pneumonie infectieuse ; elle n’avait donc
rien de necessaire ; l’autre &tait tres malade depuis longtemps, seulement il ne le
savait pas ; un troisieme £&tait effectivement tr&s äge et fragile!. S’agit-il de Fun
d’entre nous, d’un juif, alors on devrait arriver & l’idee qu’un juif ne meurt
absolument jamais de maniere naturelle. Pour le moins, c’est le docteur qui l’a
gäche ; sinon il serait encore en vie aujourd’hui. Hl est certes admis qu’on doit
mourir ä la fin mais nous nous entendons ä repousser ce «ä la fin » dans les
lointains les plus recul&s. Quand on demande ä& un juif, quel äge il a, il se plait ä
repondre : entre 60 ans (environ) et 120 ans!Dans l’Ecole psychanalytique que je repr&sente, comme vous le savez, on
s’est risqu& & affirmer qu’au fond nous — chacun d’entre nous — ne croyons
pas ä notre propre mort. Elle ne nous est effectivement pas imaginable. Dans
toutes nos tentatives de nous depeindre ce qu’il en sera apres notre mort, qui
prendra notre deuil, et ainsi de suite, nous remarquons qu’a vrai dire nous
sommes tout de m&me encore lä comme observateurs. Il est aussi vraiment
difficile d’inculquer cette conviction & un individu. Est-il en mesure d’en faire
Vexperience decisive qu’aussitöt il est inaccessible ä toute preuve.La mort d’un autre n’est calcul&e ou pensee que par un homme dur ou
m£chant. Des hommes plus doux et meilleurs, comme nous tous, se herissent
contre de telles pensöes, en particulier lorsque la mort de l’autre est suscep-
tible de nous procurer un avantage en liberte, en position sociale, en fortune.
Si le hasard est n&anmoins arrive et que l’autre est mort, nous P’admirons
presque comme un h£ros qui a accompli quelque chose d’extraordinaire. Lui
etions-nous hostile, alors nous nous reconcilions avec lui; nous cessons nos
critiques & son Egard : De mortuis nil nisi bene’, nous acceptons volontiers que
des louanges peu dignes de foi soient inscrites sur sa pierre tombale. Mais
nous sommes totalement sans defense lorsque la mort a emporte P’une des
personnes qui nous sont cheres, un parent ou un Epoux, un frere ou une saur,1. D’oü P’avertissement : «On meurt & tout äge» (S. F.).
2. N.dT.: Des morts, rien que du bien.Copyrighted Material. For use only by 48880. Reproduction prohibited. Usage subject 10 PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
Nous et la mort 973
un enfant ou un ami. Nous enterrons avec lui nos espoirs, nos pretentions,
nos plaisirs, nous sommes inconsolables et nous nous refusons & remplacer le
disparu. Nous nous comportons alors comme une sorte de Asra! qui accompa-
gnent dans la mort ceux qu’ils aiment quand ils meurent.Mais ce rapport a la mort qui est le nötre agit fortement sur notre vie. La
vie s’appauvrit, elle perd de son interet. Nos attachements,- Pintensite insup-
portable de notre douleur nous rendent läches et nous portent ä Eviter les
dangers pour nous et pour les nötres. Nous n’osons pas prendre en eonsid£ra-
tion certaines entreprises qui toutefois sont indispensables, par exemple des
vols d’essai, des voyages d’exploration dans des pays lointains, des exp£riences
avec des substances explosives. Le scrupule qui nous paralyse alors, c’est de
savoir qui remplacera le fils aupr&s de la m£re, le mari aupres de P&pouse, le
pere aupres des enfants s’il arrivait un malheur, et pourtant toutes ces entre-
prises sont necessaires. Vous connaissez la devise de la Hanse: navigare
necesse est, vivere non necesse [il est necessaire de naviguer, il n’est pas neces-
saire de vivre]. Prenez au contraire ce que raconte P’une de nos anecdotes si
typiquement juives du fils tomb& d’une echelle, qui git & terre sans connais-
sance et dont la m£re court chez le rabbin chercher aide et conseil. Dites-moi,
demande le rabbin, ce que vient faire un enfant juif sur une Echelle ?Je dis que la vie perd de sa substance et de son interet si Penjeu le plus
Elev&, pr&cisement la vie elle-m&me, est exclue de ses combats. Elle est aussi
vide et fade qu’un flirt americain ot l’on sait d’avance qu’il ne peut rien se
passer, ä la difference d’une relation amoureuse continentale oü les deux par-
tenaires doivent rester conscients du danger qui les guette sans cesse. Nous
sommes obliges de nous dedommager pour cet appauvrissement de la vie et
nous nous en remettons & cet &gard au monde de la fiction, a la litterature et
au theätre. Sur scene nous trouvons des &tres qui s’entendent encore & mourir
et savent m&me encore en tuer d’autres. Nous satisfaisons lä notre d&sir que la
vie elle-möme reste Penjeu serieux de la vie, et en m&me temps encore un
autre. En effet, nous n’aurions absolument rien contre la mort si elle ne met-
tait fin & la vie que nous ne possedons qu’au singulier. C’est tout de m&me
fort qu’il en soit de la vie comme du jeu d’Echec, ol un seul coup manque1. «Der Asra »:: titre d’un po&me de Heine dont Freud semble ici citer la derniere strophe en la
deformant:Und der Sklave sprach : « Ich heiße L’eslave lui dit: «Je m’appelle
Mohamet, ich bin aus Yemmen, Mohamed, je suis du Y&menUnd mein Stamm sind jene Asra, Et de la tribu des Asra,
Welche sterben, wenn sie lieben. » Ceux-lä qui meurent quand ils aiment. »
Trad. de J.-P. Lefebvre (1993), Anthologie bilingue de la poesie allemande, Paris, Gallimard,
Bibliothöque de La Piöiade, p. 706-707.Copyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
974 Sigmund Freud
peut nous obliger & abandonner la partie, avec cette difference toutefois que
Yon ne peut pas en commencer une deuxicme et prendre sa revanche. Dans le
domaine de la fiction, nous trouvons cette pluralit& de vies dont nous avons
besoin. Nous mourons avec tel heros, mais neanmoins lui survivons et &ven-
tuellement mourons encore, toujours sans dommage avec un deuxi&me h£ros.Qu’est-ce que la guerre a donc modifi& a ce rapport ä la mort, qui est le
nötre ? Beaucoup de choses. Nos conventions avec la mort, si je puis dire, ne
peuvent desormais plus &tre maintenues. La mort ne peut plus passer ina-
pergue, il nous faut y croire. On meurt röellement aujourd’hui, et plus seule-
ment individuellement mais en grand nombre, souvent par dizaines de milliers
en un jour. Elle n’est plus, non plus, un hasard. Bien entendu, cela semble
encore &tre un hasard que la balle touche Pun plutöt que l’autre, mais
Paccumulation a töt fait de mettre fin & cette impression de hasard. Bien sür,
la vie redevient ainsi interessante, elle a retrouv& tout son contenu.I faudrait ici proc&der & une division en deux groupes et separer ceux qui
sont eux-m&mes ä la guerre et risquent leur propre vie des autres qui sont res-
tes A la maison et n’ont qu’ä attendre la perte des leurs, morts de blessures,
d’infection ou de maladie. Hl serait certainement extrömement interessant de
pouvoir etudier quelles modifications psychiques entrainent le sacrifice de leur
propre vie chez les combattants. Mais je n’en sais rien ; je fais partie comme
vous tous du deuxieme groupe, de ceux qui sont restes a la maison et qui ont
le droit de trembler pour ceux qui leur sont chers. Jai retir& l’impression,
pour moi comme pour d’autres dans la m&me situation, que V’insensibilisation
qui nous a frappes, la paralysie de notre capacit& d’agir, ont &t& pour
Pessentiel determinees par une circonstance, ä savoir que nous ne pouvons
plus conserver notre rapport anterieur & la mort et que nous n’avons pas
encore trouv& une autre attitude vis-a-vis d’elle. Peut-£tre cela contribuera-t-il
ä nous donner une nouvelle orientation si nous examinons ensemble deux
autres relations & la mort, celle que nous pouvons attribuer A ’homme primi-
tif, P’homme de la pr£histoire, et celle qui perdure encore en chacun de nous
mais se cache dans des couches plus profondes de notre vie psychigue, invi-
sible ä notre conscience.Je ne vous ai rien dit jusque-lä, chers freres, que vous ne puissiez savoir et
sentir tout aussi bien que moi. Je vais maintenant &tre en mesure de vous dire
des choses que peut-&tre vous ne savez pas, et d’autres encore que vous refuse-
rez de croire. Je dois P’accepter ainsi.Comment se comportait donc ’homme des temps primitifs vis-a-vis de la
mort ? Il a pris une position tres-singuliere face & la mort, pas du tout coh6-
rente, mais plutöt assez contradictoire. Mais nous allons bientöt comprendre
la raison de cette contradiction. Il a d’une part pris au serieux la mort, PaCopyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
Nous et la mort 975
reconnue comme destruction de la vie et s’est servi. d’elle dans ce sens, mais
d’autre part il Pa niee, l’a rabaissee ä rien. Comment est-ce possible ? Cela
vient du fait qu’il a adopt& par rapport ä la mort de Pautre, de P’Etranger, de
l’ennemi une position radicalement differente de celle le concernant. La mort
de P’autre lui convenait, il la concevait comme destruction et brülait de la pro-
voquer. L’homme primitif etait un &tre passionne, plus cruel et plus mechant
que les autres animaux. Aucun instinct ne Pemp&chait de tuer et de d&vorer
des &tres de sa propre espece, comme on l’affirme .de la plupart des animaux
feroces. Il aimait assassiner, comme si cela allait de soi.L’histoire des origines de P’humanite est ainsi pleine de meurtres.
Aujourd’hui encore, ce que nos enfants apprennent & l’Ecole .aü titre de P’his-
toire universelle consiste essentiellement en une succession: de ‚genocides!.
L’obscur sentiment de culpabilit& sous lequel vit ’humanit& depuis le com-
mencement, qui s’est condense pour maintes religions en I’hypothöse d’une
faute originelle, d’un peche originel, est tres vraisemblablement Pexpression
d’une dette de sang dont les hommes des temps primitifs se sont rendus cou-
pables. Nous pouvons en outre deduire de la doctrine chrötienne en quoi
consistait cette dette de sang. Si le fils de Dieu a dü sacrifier sa vie pour rache-
ter P’humanit& du peche originel, alors ce peche £tait, suivant la rögle du
talion, les represailles & l’identigue, une mise A mört, un meurtre. Seul celui-ci
pouvait coüter le sacrifice d’une vie pour son expiation. Et si le p&ch£ originel
etait une faute envers Dieu le Pere, alors le plus ancien crime de P’humanite a
necessairement &t& un parricide, la mise & mort du pere de la horde primitive
dont Pimage mnesique a ulterieurement &te transfigur&e en divinite. Dans mon
livre Totem et tabou (1912-1913a) je me suis efforc& de rassembler les preuves
appuyant cette conception de la faute originelle.Permettez-moi d’ailleurs de remarquer que la doctrine du pöche originel
n’est pas une nouveaute chrötienne, mais un fragment de la foi des temps
anciens qui s’est perp&tu& dans des courants religieux souterrains. Le judaisme
a soigneusement mis de cöt& ces souvenirs obscurs de ’humanite et s’est peut-
Etre disqualifi& de ce fait m&me en tant que religion universelle.Revenons & P’homme primitif et & son rapport & la mort. Nous avons vu
comment il se positionnait par rapport ä la mort de Petranger. Sa propre
mort lui £tait certainement aussi inimaginable et irreelle quelle lest
aujourd’hui encore ä chacun de nous. Mais il en est result pour lui un cas oü
les deux. attitudes opposees par rapport A la mort se sont heurtöes et sont
entrees en conflit Pune avec P’autre, et ce cas fut tres significatif et a eu de1. NAT. : Völkermord, litt£ralement meurtre des peuples, a comme Equivalent frangais genocide,
m&me si ce terme n’apparait en frangais qu’ä partir de 1944.Copyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
976 Sigmund Freud
nombreuses consequences lointaines. Cela s’est produit lorsque !’homme pri-
mitif a vu mourir !’un de ses proches, sa femme, son enfant, son ami, qu'il
aimait certainement comme nous les nötres car ’amour n’est certainement pas
plus recent que P’envie de meurtre. Il a fait alors pour lui-m&me V’experience
que Pon pouvait mourir car chacune de ces personnes cheres £tait bien une
part de son propre moi, m&me si par ailleurs chacune d’elles comportait une
part d’etranger. Selon les lois de la psychologie, qui sont valables encore
aujourd’hui mais qui dans les temps primitifs ont regne de maniere encore
plus illimitee, ces personnes ch£res &taient en möme temps des &trangers et des
ennemis qui avaient &veill& en lui une part de sentiments hostiles.Les philosophes ont affırm& que l’önigme intellectuelle qu’avait imposde
l’image de la mort & P’homme primitif, l’avait contraint ä la reflexion et qu’elle
etait le point de depart de toute sp&culation. Je voudrais corriger cette phrase
et la limiter. Ce n’est ni l’önigme intellectuelle, ni chaque cas de mort, mais le
conflit affectif a la mort de personnes ch£eres, et-pourtant en m&me temps
Etrangeres et haies, qui a engendr& la recherche chez ’homme. De ce conflit
affectif est nee en premier lieu la psychologie. L’homme primitif ne pouvait
plus nier la mort puisqu’il en avait fait partiellement P’exp£rience dans sa dou-
leur, mais il ne voulait tout de möme pas l’admettre parce qu’il ne pouvait pas
lui-m&me se penser mort. Il s’est alors resigne ä des compromis, il a admis la
mort mais a contest& quelle soit la destruction de la vie, qu’il avait pourtant
attribude en pensee & ses ennemis. Aupres du cadavre de la personne aimee, il
a invente les esprits, a congu la d&composition de Pindividu en un corps et une
äme — originellement plusieurs ämes. Dans le souvenir du de&funt, il s’est forge
la conception d’autres formes d’existence pour lesquelles la mort n’est que le
commencement, l’id&e d’une vie au-delä de la mort apparente. Ces existences
ulterieures n’&taient au d&part que des appendices de celle que la mort venait
d’achever ; comme des ombres, denu&es de contenu et peu estimöes, elles por-
taient encore la marque de pietres &chappatoires. Permettez-moi de vous citer
les paroles avec lesquelles notre grand poete Heinrich Heine! — d’ailleurs en
totale harmonie avec le vieil Homere - fait dire & Achille mort son m£pris deVexistence des morts:
« Le moindre philistin vivant,
a Stukkert sur le Neckar
Il est beaucoup plus heureux
Oue moi, le Pelide, le heros mort,
Le prince des ombres aux enfers. »! N.d.T.: du po&me, « Der Scheidende ».
Copyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
Nous et la mort 977
C’est seulement plus tard que les religions parvinrent ä donner plus de
valeur et de plenitude ä cette existence apres la mort et ä ravaler la vie
achevee par la mort & une simple pr¶tion. Il fut alors simplement conse-
quent d’allonger aussi la vie dans le passe, de concevoir les existences ante-
rieures, la renaissance et la mötempsychose, tout cela dans le but de ravir ä la
mort sa signification de suppression de la vie. Il est tr&es remarquable que nos
Saintes Ecritures n’aient pas tenu compte de ce besoin de ’homme d’une
garantie de sa vie au-dela. Ii y est dit au contraire par exemple : « Seuls les
vivants louent Dieu. » Je suppose, et assur&ment vous en savez plus & ce
sujet, que la religion populaire juive et la litterature qui a suivi les Saintes
Ecritures se sont positionnees autrement par rapport ä la doctrine de
P’immortalite. Mais je voudrais aussi compter ce point parmi les facteurs qui
ont empöch6 la religion juive de remplacer les autres religions antiques apres
leur declin.Aupres du cadavre de la personne aimee ne sont pas seulement apparus
la psychologie et la croyance en P’immortalit& mais aussi.la conscience de la
culpabilite, la crainte de la mort et les premiers commandements &thiques. La
conscience de la culpabilite est nee du sentiment ambivalent ä P’ögard du
defunt, la crainte de la mort est nee de Videntification ä celui-ci. Cette der-
niere &tait elle-m&me, d’un point de vue logique, une inconsöquence puisgque
cela n’a pas Elimine la non-croyance ä sa propre mort. Nous les &tres moder-
nes ne sommes gu£ere plus avances dans la rösolution de cette contradiction.
Le plus ancien commandement ethique, aujourd’hui encore le plus significatif,
qui a surgi alors, enongait: « Tu ne tueras point. ».Il fut acquis aupres du
mort aime, fut peu & peu £tendu ögalement ä la personne non aimee, ä
l’etranger et finalement aussi & P’ennemi,Je voudrais ici vous raconter un fait Etrange. L’homme primitif existe
encore en quelque sorte, il est repr&sent& pour nous par le sauvage primitif qui
lui est en tout cas le plus proche. Vous aurez donc tendance ä admettre que ce
primitif, PAustralien sauvage, les habitants de la Terre de Feu, le Bochi-
man, etc., est un meurtrier sans remords. Mais vous vous trompez, le sauvage
est a cet &gard plus sensible que le civilise, du moins tant qu?il n’est pas encore
soumis & P’influence de la civilisation. Une fois que la guerre mondiale qui fait
rage actuellement sera heureusement terminee, les soldats allemands vain-
queurs rentreront chacun dans leur foyer, aupres de leur femme et de leurs
enfants, sans s’attarder ni se laisser troubler par des pensdes pour les ennemis
qu’ils ont tu&s dans le combat corps ä corps ou par des armes de longue port£e.
Mais le victorieux sauvage qui revient du sentier de la guerre ne peut pen£trer
dans son village ni voir sa femme tant qu’iln’a pas expie ses meurtres guerriers
par des p£nitences souvent longues et penibles. Vous allez dire : « Oui, le sau-Copyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
978 Sigmund Freud
vage est encore superstitieux, il craint la vengeance des esprits de ceux qui ont
et& abattus.» Mais les esprits des ennemis abattus ne sont rien d’autre que
Pexpression de sa mauvaise conscience ä cause de sa dette de sang.Permettez-moi de m’attarder encore un moment sur ce plus ancien com-
mandement de l’öthique : « Tu ne tueras point.» Sa precocit€E comme son
insistance nous permettent d’en tirer une conclusion importante. On a &tabli
Vaffirmation que la r&pulsion instinctive ä l’effusion de sang serait profonde£-
ment ancree en nous. Les ämes pieuses aiment & le croire. Nous pouvons
desormais mettre facilement & P’Epreuve cette affırmation. Nous avons en effet
& notre disposition de bons cas d’une telle r&pulsion instinctive heritee.Laissez-moi vous emmener dans une tr£s jolie station thermale du Sud. I
ya la-bas des vignes avec de trös beaux raisins. Dans ces vignes vivent aussi
des serpents, de gros serpents noirs, animaux d’ailleurs totalement inoffensifs,
qu’on appelle des serpents d’Esculape. Il y a aussi dans ces vignes des pan-
neaux d’interdiction. Nous en lisons un et trouvons Ecrit: «Il est strictement
interdit aux curistes de mettre la tete ou le bout de la queue d’un .esculape
dans la bouche. » Ä coup sür vous direz : « Voilä une interdiction. tout & fait
insensee et superflue. M&me sans elle, cela ne vient & l’esprit de personne. »
Vous avez raison. Nous lisons aussi d’autres panneaux sur lesquels on avertit
de ne pas cueillir de raisin. Cette interdiction nous la trouverons plus justifiee.
— Non ne nous laissons pas induire en erreur. Il n’y a pas en nous de repul-
sion instinctive pour l’effusion de sang. Nous sommes les descendants d’une
serie infinrment longue de generations de meurtriers. Nous avons l’envie de
meurtre dans le sang et peut-£tre allons-nous la deceler encore bientöt en un
autre lieu.Nous laissons maintenant ’homme primitif et nous nous tournons vers
notre propre vie psychique. Vous savez peut-&tre que nous sommes en posses-
sion d’un proced& d’investigation gräce auquel nous pouvons degager ce qui
se passe dans les couches profondes de l’äme, dissimul& ä la conscience, donc
d’une sorte de psychologie sous-marine. Nous posons donc la question : Com-
ment se comporte notre inconscient par rapport au probleme de la mort ? Et
maintenant Jen arrive A ce que vous n’allez pas vouloir croire, bien que ce ne
soit pas tout & fait nouveau pour. vous parce que je viens de vous le decrire
pr&c&dermment. Notre inconscient prend & P’&gard de la mort exactement la
möme position que I’homme de la pr£histoire. De ce point de vue comme de
beaucoup d’autres, I’homme. primitif continue & vivre inchang& en nous.
L’inconscient en nous ne croit donc pas ä notre propre mort. Il est contraint
de se comporter comme s’il Etait immortel. Peut-£tre est-ce lä m&me le secret
de Pheroisme. Le fondement rationnel de P’heroisme repose bien entendu sur
le jugement que la vie elle-m&me ne saurait avoir autant de valeur que certainsCopyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject 10 PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
Nous et la mort 979
autres biens universels et abstraits. Mais ä mon sens sera plus frequent
P’heroisme impulsif ou instinctif qui se conduit comme s’il existait une
garantie A la celebre exclamation de Hans le casseur de pierres : «Il ne peut
rien t’arriver », et qui consiste donc A s’en remettre simplement a la croyance
de Pinconscient en P’immortalite. L’angoisse de mort, dont nous souffrons
beaucoup plus souvent que nous ne le savons, est une opposition illogique &
cette certitude. D’ailleurs, elle n’est de loin pas si originelle et proc&de la plu-
part du temps d’une conscience de la culpabilite.D’un autre cöte nous reconnaissons la mort pour les &trangers et les
ennemis et nous l’utilisons contre eux comme .’homme primitif. La seule diffe-
rence est que nous ne provoguons pas vraiment la mort, nous nous conten-
tons d’y penser. et de la souhaiter. Mais si vous accordez du credit & la realite
dite psychique, vous pouvez dire : dans notre inconscient, nous sommes tous
encore aujourd’hui une bande de meurtriers. Nous &liminons dans nos pensces
silencieuses tous ceux qui se mettent en travers de notre chemin, qui nous ont
offense ou nui, chaque jour et ä chaque instant. L’interjection &dulcor&e « Que
le diable Pemporte », qui se presse si souvent ä nos lEvres et qui signifie & vrai
dire: «Que la mort Pemporte » est pour notre inconscient d’une gravite
extreme. Oui, notre inconscient assassine m&me pour des vetilles ; a P’instar de
Pantique legislation athenienne de Dracon, il ne connait pour le crime aucune
autre peine que la mort, et ceci avec une certaine cons&quence car tout dom-
mage port& ä notre Moi tout-puissant et autocratique est au fond un crimen
laesae majestatis. C’est une v£ritable chance que tous ces mechants souhaits
ne possedent pas de pouvoir. Sinon le genre humain se serait &teint depuis
longtemps ; ni les meilleurs et les plus sages des hommes, les plus belles et les
plus gentilles des femmes n’existeraient plus. Non, ne nous laissons pas &garer
ici non plus, nous sommes toujours les meurtriers que nos anc£tres &taient
dans les temps primitifs.Je peux vous dire tout cela tranquillement parce que je sais qu’au fond
vous ne le croyez pas. Vous croyez plutöt votre conscience qui r&cuse de telles
possibilites comme des calomnies. Mais je ne peux renoncer a vous objecter
qu’il ya eu des po£tes et des penseurs qui ne savaient rien de notre psychana-
Iyse et qui ont neanmoins affırm& des. choses analogues. Un exemple seule-
ment ! J.-J. Rousseau s’interrompt dans une discussion & un moment dans ses
@uvres — je ne saurais plus vous dire exactement ot — pour adresser une ques-
tion singuliere ä& ses lecteurs. « Supposez, dit-il, qu’il se trouve a P£kin un
mandarin», — Pekin &tait & l’&poque beaucoup plus &loignee de Paris
qu’aujourd’hui — « dont le tröpas pourrait vous apporter de grands avantages,
et que vous puissiez le fuer sans quitter Paris, naturellement sans possibilite de
preuves de votre geste, donc par un seul acte de volonte. Etes-vous sürs queCopyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
980 Sigmund Freud
vous ne le feriez pas ?» Je ne doute pas ä present que parmi mes chers freres
beaucoup seraient en droit d’assurer qu’ils ne le feraient pas. Mais au total je
n’aimerais tout de m&me pas &tre le mandarin, je crois qu’aucune compagnie
d’assurances sur la vie ne l’accepterait.Je peux aussi vous pr&senter cette m&me v£rite desagr&able sous une forme
oü elle va m&me vous divertir. Je sais, vous aimez tous qu’on vous raconte des
histoires dröles, et j’espere que vous n’ötes pas trop soucieux de savoir d’ou
vient le plaisir suscite par de telles histoires. Il y a un genre d’histoires dröles
que l’on qualifie de cyrigues : ce ne sont pas les pires, ni les plus faibles. Je peux
vous reveler que cela fait partie du secret de ces histoires que de deguiser une
verite cach&e ou deniee, qui autrement aurait un effet offensant, de maniere &
ce que l’on puisse m&me s’en r&jouir. Gräce & certains arrangements formels,
vous &tes contraints de rire, votre jugement est desarme& et ainsı la verite que
vous auriez autrement pourchassee vous est passee en contrebande. Vous
connaissez ainsi P’histoire de P’homme auquel en societ€ on apporte un faire-
part qu’il fourre dans sa poche sans le lire. Ne preferez-vous pas verifier qui est
mort?«Ä quoi bon, donne-t-il comme r&ponse, n’importe qui fait P’affaire. »
Ou celle de P&poux qui en se r&ferant ä sa femme dit: « Si ’un de nous meurt,
je demenage pour Paris. » Ce sont lä des histoires cyniques, et elles ne seraient
pas possibles si elles n’avaient pas une verit& deniee A communiquer. On sait
qu’en plaisantant on peut se permettre m&me de dire la v£rite.Mes chers freres ! Encore une concordance parfaite entre ’homme primitif
et notre inconscient. Exactement comme autrefois, il existe aussi pour notre
inconscient le cas oü les deux courants, !’un qui reconnait Ja mort comme anean-
tissement, P’autre qui la denie comme irr£elle, se heurtent et entrent en conflit. Et
ce cas est le m&me que dans les temps primitifs : la mort ou le risque de mort
d’une personne qui nous est chere, un parent ou un conjoint, un frere ou une
sceur, un enfant ou un ami cher. Ces personnes ch£res sont pour nous d’un cöte
une possession interne, des Elements constitutifs de notre propre Moi, mais d’un
autre cöte elles sont &galement en partie Etrangeres, voire ennemies. Sauf dans
tres peu de situations, les plus tendres et les plus intimes de nos relations
s’accompagnent d’une petite part d’hostilite, qui anime le desir inconscient de
mort. Toutefois le conflit entre les deux courants n’engendre plus la psychologie
et Pethique mais la nevrose, qui nous permet aussi de regarder en profondeur
dans la vie psychique normale. La frequence d’une tendresse excessive dans la
sollicitude entre proches et des reproches adresses ä soi-m&me, totalement sans
fondement, apr&s des döc&s dans la famille nous a ouvert les yeux sur la fre-
quence et la signification de ces desirs de mort profondement cach£s.Je ne veux pas vous depeindre davantage ce cöte du tableau. Vous auriez
probablement des frissons cependant & tort. Une fois encore la nature a faitCopyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject 10 PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
S.
Nous et la mort 981
les choses plus habilement que nous aurions &t& en mesure de le faire. Nous
n’aurions certainement pas vu qu’il ya un avantage ä accoupler ainsi l’amour
ä la haine. Mais en travaillant avec cette paire d’oppos£s la nature nous oblige
a sarder vigilant P’amour et & le renouveler de maniere ä le pröserver de la
haine aux aguets derriere lui. On peut dire que nous devons les plus beaux
deploiements de la vie amoureuse & la reaction contre Penvie de meurtre qui
nous aiguillonne et que nous Eprouvons en notre sein.Resumons-nous donc: notre inconscient est tout aussi inaccessible ä
Pidee de notre propre mort, tout aussi dispose au meurtre de l’etranger, tout
aussi partag& (ambivalent) a l’&gard de la personne aimee, que ’homme des
' premiers temps. Mais comme nous nous sommes &loignes de cet &tat originel
dans notre attitude culturelle face ä la mort!Et maintenant considerons encore une fois ce que la guerre fait de nous.
Elle nous d£pouille de tous les revetements ultimes de la culture et laisse de
nouveau ä jour ’homme primitif. Elle nous contraint de nouveau & £tre des
heros qui ne veulent pas croire ä leur propre mort, elle nous d&signe les &tran-
gers comme des ennemis dont on doit provoquer la mort ou la souhaiter, elle
nous conseille de nous situer au-delä de la mort des personnes ch£res. Elle
rend ainsi intenables toutes nos conventions culturelles avec la mort. Mais il
n’est pas possible d’abolir la guerre. Tant que les differences entre les condi-
tions d’existence des peuples et les repugnances entre eux sont aussi grandes, il
y aura necessairement des guerres. La question se pose alors : Ne devons-nous
pas &tre ceux qui c&dent et qui s’adaptent a elle? Ne devons-nous pas avouer
qu’avec notre position culturelle envers la mort, nous avons vecu du point de
vue psychologique au-dessus de nos moyens, faire volte-face et reconnaitre la
verite ? Ne vaudrait-il pas mieux amenager & la mort la place qui lui revient
dans la r£alite et dans nos pensees et faire ressortir un peu plus notre position
inconsciente par rapport & la mort que nous avons jusqu’ici soigneusement
reprimee ? Je ne peux pas vous y inviter comme ä une realisation sup£rieure
car il s’agit plutöt la d’un pas en arriere, d’une r&gression. Mais cela va certai-
nement contribuer & nous rendre la vie plus supportable, et supporter la vie
est bien le premier devoir de tout vivant. Nous avons appris a l’&cole une
maxime politique des anciens Latins, qui disait: « Si vis pacem ; para bel-
lum. » Si tu veux maintenir la paix, pr&pare la guerre. Nous pourrions la
modifier en fonction de nos bescoins actuels:« Si vis vitam ; para mortem ».
Si tu veux supporter la vie, prends en compte la mort.(Traduit de P’allemand par Michöle Pollak-Cornillot.)
Copyrighted Material. For use only by 48890. Reproduction prohibited. Usage subject to PEP terms & conditions (see terms.pep-web.org).
971
–981