Note additionelle sur la libido 1921-071/1923
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    NOTE ADDITIONNELLE
    SUR
    LA LIBIDO

    L'introduction que j'ai écrite pour ce volume — elle a d'abord
    paru dans la Revue de Genève de décembre 1920 — contient un
    passage que M. le prof. Freud considère comme ne rendant pas
    exactement sa manière de voir. C'est celui qui concerne la libido
    (v. plus haut, p. 28). J'ai, à son gré, trop désexualisé ce processus,
    et je n'ai pas assez tenu compte de la distinction qu'il fait entre les
    tendances sexuelles (Sexualtriebe) et les tendances personnelles
    (Ichtriebe) en déclarant que « l'instinct sexuel est le mobile
    fondamental de toutes les manifestations de l'activité psychique ».
     

    Dans cette édition, j'ai modifié légèrement cette dernière for­
    mule en écrivant : « l'instinct sexuel participe à la plupart des
    manifestations de l'activité psychique ». Mais je crains que cette
    correction ne satisfasse pas entièrement mon illustre collègue de
    Vienne, et je préfère reproduire ici un fragment de sa lettre, d'autant
    plus qu'il s'agit d'une question capitale selon lui, et au sujet de
    laquelle sa pensée est souvent incomprise :
     

    « . . . Sur un point — si vous voulez me permettre cette cri­
    tique — vous me faites tort, et vous donnez au lecteur une infor­
    mation inexacte. C'est dans le passage suivant : 8. La libido.
    L'instinct sexuel est le mobile fondamental de toutes les manifestations
    de l'activité psychique. Et vous ajoutez un peu plus loin que ni moi
    ni mes disciples n'avons jamais été bien clairs à ce sujet : « Mais il

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    108 LA PSYCHANALYSE


    faut savoir lire entre les lignes, dites-vous, et saisir l'esprit et non
    la lettre de la théorie. » Je suis surpris que ce malentendu habituel
    ait pu se glisser aussi sous votre plume. J'ai, bien au contraire,
    répété et déclaré aussi clairement que possible, à propos des
    névroses par transfert (Uebertragungsneurosen), que j'établissais
    la distinction des Sexualtriebe et des Ichtriebe, et que pour moi,
    Libido ne signifie que l'énergie des premiers, des Sexualtriebe.
    C'est Jung, et non pas moi, qui fait de la libido l'équivalent de
    la poussée instinctive de toutes les facultés psychiques et qui com­
    bat la nature sexuelle de la libido. Votre exposé ne cadre ni
    avec ma conception, ni avec celle de Jung, mais constitue un
    mélange des deux. À moi vous empruntez la nature sexuelle de
    la libido, à Jung sa signification générale. Et ainsi se trouve
    créé, dans la fantaisie des critiques, un pansexualisme qui n'existe
    ni chez moi, ni chez Jung.
    « En ce qui me concerne, je reconnais entièrement l'existence
    du groupe des Ichtriebe, ainsi que tout ce dont la vie mentale
    lui est redevable. Mais ceci reste ignoré du grand public; on
    lui tient caché. On se comporte souvent de la même façon quant
    à la façon d'exposer ma théorie des rêves. Je n'ai jamais pré­
    tendu que tout rêve exprimait la réalisation d'un désir sexuel, et
    souvent j'ai affirmé le contraire. Mais cela ne sert à rien, et on
    répète toujours la même chose.
    « Avec mon cordial merci et mes dévouées salutations, votre
     

    « F R E U D. »


    Tout en exprimant à M. le prof. Freud mes plus vifs regrets
    pour lui avoir, bien involontairement, « fait tort », en désexua­
    lisant trop sa conception de la libido, et sans vouloir entrer ici
    dans une discussion de ses théories, je demande cependant à
    plaider les circonstances atténuantes. D'abord, dans l'esquisse
    très rapide que j'ai donnée des principales conceptions psy­
    chanalytiques, il ne pouvait être question d'entrer dans les détails;
    cela était d'autant moins nécessaire que le texte même de
    M. Freud, qui la suit, permet au lecteur de prendre connaissance
    des formules mêmes du père de la Psychanalyse.
    Mais, il est à peine besoin de le dire, mon texte avait l'ambi­

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    LA PSYCHANALYSE 109


    tion, sinon de reproduire la conception même de Freud dans ses
    subtiles nuances, ce qui était, je le répète, impossible et inutile
    — du moins de donner une conception de la libido qui, tout en
    étant dictée par l'idée que je me fais moi-même de ce phéno­
    mène, s'harmonisât, dans ses grandes lignes, avec celle de Freud.
    Je me flattais de m'être placé à un point de vue qui rétablissait
    l'entente entre la doctrine originale et l'interprétation psycholo­
    gique que j'en ai toujours donnée — et qui, je crois pouvoir le
    dire, n'était pas étrangère à celle que Jung a développée de son
    côté (voir Jahrbuch f. Psychoanal., Bd V, p. 337).
    Je croyais que mon éminent collègue de Vienne acceptait plus
    ou moins tacitement cette manière de voir, ainsi que certain pas­
    sage de ses écrits semblait le laisser entendre (voir Jahrb. f.
    Ps., Bd III, p. 65, où Freud identifie plus ou moins la libido et
    l'intérêt). Je le croyais d'autant plus qu'il ne m'est pas possible de
    comprendre la théorie de la libido qu'en l'interprétant comme
    je l'ai fait.

    Il paraît que je me suis lourdement trompé, en me figurant
    — bien naïvement je le vois — l'avoir saisi en « lisant entre les
    lignes ». Le malheur est que, si j'en reste à la lettre même des
    textes, je n'y suis plus du tout. Qu'est-ce alors que la libido pour
    Freud ? Ce n'est ni la poussée sexuelle, au sens courant, puis­
    qu'il nous dit et nous répète que, pour lui, l'instinct sexuel
    dépasse l'instinct de reproduction, que le sexuel n'est pas néces­
    sairement lié au génital. Et ce n'est pas davantage la volupté
    associée à toute satisfaction organique, puisqu'il proteste contre
    mon texte, qui exprime cette manière de voir, en déclarant
    que la libido est toujours de nature sexuelle.

    La libido, ce serait un processus sexuel, mais non génital.
    Mais qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Qu'est-ce qu'un
    processus qui reste sexuel sans avoir plus rien affaire avec l'in­
    stinct de reproduction? Pourquoi alors le baptiser sexuel? Parce
    qu'il se rapporte aux relations entre les sexes? Mais Freud con­
    sidère comme sexuel non génital le plaisir infantile que le bébé
    tire de son propre corps (v. plus haut, p. 87), c'est-à-dire, juste­

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    110 LA PSYCHANALYSE


    ment, un plaisir qui ne dérive d'aucun rapport entre les sexes.
    Si, nonobstant, on désigne ce phénomène du nom de sexuel, ce
    ne peut être que parce qu'il intéresse le système de reproduction,
    qui est, chez l'individu, la caractéristique du sexe. Le sexuel ne
    peut évidemment se définir que par son appartenance, organique
    ou fonctionnelle, au système de reproduction. Et je ne vois pas
    d'autre définition possible. Enlever ce critère à la notion de sexuel,
    c'est ne plus savoir ce que parler veut dire.

    Les phénomènes psychophysiologiques ne portant pas de petites
    étiquettes qui nous renseignent sur leur nature, sur la classe à
    laquelle ils appartiennent, celle-ci ne peut être déterminée que
    de deux façons : 1. par la nature de l'organe d'où est partie l'ex­
    citation ; 2. par la nature de l'organe qui est le siège de la réac­
    tion. Un processus ne peut donc être dit sexuel que s'il emprunte,
    au départ ou à l'arrivée, un organe appartenant au système de
    reproduction.

    Une surface sensible étrangère au système génital ne mérite,
    à mon sens, le nom de zone érogène, que pour autant que les exci­
    tations qui en dérivent suscitent des réflexes génitaux. C'est dire
    que, contrairement à ce que semble penser M. Freud, ces sur­
    faces sensibles ne sont que facultativement érogènes. Tout, d'ail­
    leurs, peut être érogène. Les bras, par exemple. Ils le sont lors­
    qu'on embrasse une personne de l'autre sexe; ils cessent de l'être
    lorsqu'on embrasse une botte de paille.

    C'est ainsi, ce me semble, qu'il faudrait poser la question si
    brûlante de la sexualité infantile. Je dois déclarer que, contraire­
    ment à la plupart des critiques de Freud, je n'ai absolument rien
    contre l'existence d'une sexualité chez l'enfant. Je suis dépourvu
    de tout parti pris à ce sujet. Que le petit bébé possède ou ne pos­
    sède pas de tendances sexuelles, cela m'est complètement indif­
    férent. Ce qui me l'est moins, c'est de déclarer qu'il en est doué
    si ce n'est pas le cas. Or, de quel droit dénommer érogène la zone
    buccale tant qu'on n'a pas démontré que les excitations qui en
    partent suscitent des réflexes génitaux? Ainsi que je l'ai dit ail­
    leurs, « dire que le plaisir de téter est un plaisir sexuel n'a, à mon

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    LA PSYCHANALYSE 111


    avis, aucun sens... Ce qui est plus vraisemblable, c'est que l'en­
    fant, justement parce qu'il ne possède pas encore de tendances
    sexuelles, concentre sur son instinct de nutrition toutes les
    ardeurs dont il est capable : l'instinct de nutrition, n'ayant pas
    encore en l'instinct sexuel le plus redoutable des concurrents,
    attire à lui et monopolise pour sa satisfaction toutes les énergies
    du corps et de l'âme. Pourquoi la volupté de manger serait-elle
    une volupté sexuelle ? »
    La psychanalyse a apporté à la psychologie de grandes et
    belles vérités. Il serait bien dommage qu'elle continuât à être
    indûment entravée dans sa marche par une théorie abstruse de
    la libido. C'est précisément pour éviter cet écueil que j'ai cherché
    à donner à cette théorie la forme qui, dans l'état actuel de nos
    conceptions biologiques et psychologiques, me paraît la seule
    légitime — parce qu'elle est la seule intelligible.

    ED. CLAPARÈDE.

    Mai 1921.