Obsessions et phobies 1895-002/1911
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    Obsessions et phobies.
    Leur mécanisme psychique et leur étiologie”).

    Je commencerai par contester deux assertions, qui se trou-
    vent souvent répétées sur le compte des syndromes: ,obsessions
    et phobies“. Il faut dire: 1° qu’ils ne se rattachent pas a la
    neurasthénie propre, puisque les malades atteints de ces symp-
    tômes sont aussi souvent des neurasthéniques que non; 2° qu’il
    n’est pas justifié de les faire dépendre de la dégénération
    mentale, parce qu’ils se trouvent chez de personnes pas plus
    dégénérées que la plupart des névrosiques en général, parce
    qu’ils s'amendent quelquefois et qu’on parvient même quelque-
    fois à les guérir”).

    Les obsessions et les phobies sont des névroses à part,
    d'un mécanisme spécial et d'une étiologie que j'ai réussi à mettre
    en lumière dans un certain nombre de cas, et qui, je l'espère,
    se montreront de même dans bon nombre de cas nouveaux.

    Quant à la division du sujet je propose d’abord d’écarter
    une classe d'obsessions intenses, qui ne sont autre chose que des
    souvenirs, des images non altérées d’événements importants. Je
    citerai, par exemple, l’obsession de Pascal qui croyait toujours
    voir un abîme à son côté gauche, ,depuis qu’il avait manqué
    d’être précipité dans la Seine avec son carrosse“. Ces obsessions

    1) Revue neurologique, III, 1895.

    3) Je suis très content de trouver que les auteurs les plus récents
    sur notre sujet expriment des opinions voisines de la mienne, Voir: Gé-
    lineau, Des peurs maladives ou phobies, 1894, et Hack Tuke, On impera-
    tive ideas, Brain, 1894.

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    et phobies, qu’on pourrait nommer traumatiques, se rattachent
    aux symptômes de l'hystérie.

    Ce groupe à part il faut distinguer: A) les obsessions
    vraies; B) les phobies. La différence essentielle est la suivante.

    Il y a dans toute obsession deux choses: ⑩ une idée qui
    s'impose au malade; 2% un état émotif associé. Or, dans la
    classe des phobies, cet état émotif est toujours l’angoisse, pen-
    dant que dans les obsessions vraies ce peut être au même titre
    que l’anxiété un autre état émotif, comme le doute, le remords,
    la colère. Je tâcherai d'abord d'expliquer le mécanisme psycho-
    logique vraiment remarquable des obsessions vraies, qui est bien
    différent de celui des phobies.

    1

    Dans beaucoup d’obsessions vraies, il est bien évident que
    l’état émotif est la chose principale, puisque cet état persiste
    inaltéré pendant que l’idée associée est variée. Par exemple, la
    fille de observation I, avait des remords, un peu en raison de
    tout, d’avoir volé, maltraité ses sæurs, fait de la fausse monnaie,
    etc. Les personnes qui doutent, doutent de beaucoup de choses
    à la fois ou successivement. C'est l’état émotif qui, dans ces
    cas, reste le même: l'idée change. En d'autres cas l'idée aussi
    semble fixée, comme chez la fille de l'observation IV, qui pour-
    suivait d'une haine incompréhensible les servantes de la maison
    en changeant pourtant de personne.

    Eh bien, une analyse psychologique scrupuleuse de ces
    cas montre que l'état émotif, comme tel, est toujours justifié. La
    fille I, qui a des remords, a de bonnes raisons; les femmes de
    l'observation III qui doutaient de leur résistance contre des
    tentations savaient bien pourquoi; la fille de l’observation IV,
    qui détestait les servantes, avait bien le droit de se plaindre,
    etc. Seulement, et c’est dans ces deux caractères que consiste
    l'empreinte pathologique: 1) l’état émotif s’est éternisé, 2) l'idée
    associée n'est plus l’idée juste, l'idée originale, en rapport avec
    l'étiologie de Pobsession, elle en est un remplaçant, une substitution.

    La preuve en est qu’on peut toujours trouver dans les anté-
    cédents du malade à l'origine de l'obsession, l’idée originale, sub-
    stituée. Les idées substituées ont des caractères communs, elles

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    correspondent à des impressions vraiment pénibles de la vie
    sexuelle de l'individu que celui-ci s'est efforcé d’oublier. Il a
    réussi seulement à remplacer l'idée inconciliable par une autre
    idée mal appropriée à s'associer à l'état emotif, qui de son
    côté est resté le même. C'est cette mésalliance de l’état emotif
    et de l’idée associée qui rend compte du caractère d’absurdité
    propre aux obsessions. Je veux rapporter mes observations, et
    donner une tentative d’explication théorique comme conclusion.

    Obs. I, 一 Une fille qui se faisait des reproches, qu’elle savait ab-
    surdes, d'avoir volé, fait de la fausse monnaie, de s'être conjurée, etc, selon
    sa lecture journalière. ⑧

    Redressement de la substitution. — Elle se reprochait Ponanisme qu'elle
    pratiquait en secret sans pouvoir y renoncer.

    Elle fut guérie par une observation scrupuleuse qui l’empêcha de se
    masturber.

    Obs, II. — Jeune homme, étudiant en médecine, qui souffrait d’une
    obsession analogue. Il se reprochait toutes les actions immorales: d’avoir
    tué sa cousine, défloré sa sœur, incendié une maison, ete. Il parvint jusqu’à
    la nécessité de se retourner dans la rue pour voir s’il n'avait pas encore
    tué le dernier passant.

    Redressement de la substitution. — Il avait lu, dans un livre quasi-
    médical, que l’onanisme, auquel il était sujet, abimait la morale, et il s’en
    était ému.

    Obs. III. 一 Plusieurs femmes qui se plaignaient de l’obsession de
    se jeter par la fenêtre, de blesser leurs enfants avec des couteaux, ciseaux, etc.

    Redressement. — Obsessions de tentations typiques. C’étaient des fem-
    mes qui, pas du tout satisfaites dans le mariage, se débattaient contre les
    désirs et les idées voluptueuses qui les hantaient à la vue d’autres hommes.

    Obs. IV, — Une fille qui parfaitement saine d’esprit et très intelli-
    gente montrait une haine incontrôlable contre les servantes de la maison, qui
    s'était éveillée à l’occasion d’une servante effrontée, et s'était transmise de-
    puis de fille en fille, jusqu’à rendre le ménage impossible. C’était un senti-
    ment mêlé de haine et de dégoût. Elle donnait comme motif que les saletés
    de ces filles lui gátaient son idée de l'amour.

    Redressement. — Cette fille avait été témoin involontaire d'un rendez-
    vous amoureux de sa mére. Elle s'était caché le visage, bouché les oreilles,
    et s'était donné la plus grande peine pour oublier la scène, qui la dégoûtait
    et laurait mise dans l'impossibilité de rester avec sa mére qu'elle aimait
    tendrement. Elle y réussit, mais la colére, de ce qu'on lui avait souillé
    l'image de l'amour, persista en elle, et cet état émotif ne tarda pas à s'as-
    socier l'idée d'une personne pouvant remplacer la måre,

    Obs. V. — Une jeune fille s'était presque complètement isolée en
    conséquence de la peur obsédante de l'incontinence des urines. Elle ne

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    pouvait plus quitter sa chambre ou recevoir une visite sans avoir uriné
    nombre de fois.

    Chez elle et en repos complet la peur n’existait pas.

    Redressement. — C'était une obsession de tentation ou de méfiance.
    Elle ne se méfiait pas de sa vessie mais de sa résistance contre une impul-
    sion amoureuse, L'origine de l'obsession le montrait bien. Une fois, au
    théåtre, elle avait senti à la vue d'un homme qui lui plaisait une envie
    amoureuse accompagnée (comme toujours dans la pollution spontanée des
    femmes) de l'envie d'uriner. Elle fut obligó à quitter le théåtre, et de ce
    moment elle était en proie à la peur d'avoir la même sensation, mais
    l'envie d'uriner s'était substitutée à l'envie amoureuse. Elle guérit com-
    plétement,

    Les observations énumérées, bien qu’elles montrent un
    degré variable de complexité, ont ceci de commun, que l'idée
    originale (inconciliable) est substituée par une autre idóe, idée
    remplaçante, Dans les observations qui vont suivre maintenant,
    Tidée originale est aussi remplacée mais non par une autre
    idée; elle se trouve substituóe par des actes ou impulsions qui
    ont servi à l'origine comme soulagements ou procédés protecteurs,
    et qui maintenant se trouvent en association grotesque avec un
    čtat émotif qui ne leur convient pas mais qui est resté le
    méme, et aussi justifió qu'à l'origine.

    Obs. VI. — Obsession d'arithmomanze. 一 Une femme avait contracté
    le besoin de compter toujours les planches du parquet, les marches de
    Tescalier, etc., ce qu'elle faisait dans un état d'angoisse ridicule.

    Redressement. — Elle avait commencé à compter pour se distraire
    de ses idées obsédantes (de tentation). Elle y avait réussi, mais l'impulsion
    de compter s'était substituée à l'obsession primitive.

    Obs. VIL — Obsession de „Griibelsucht* (folie de spéculation). Une
    femme souffrait d'attaques de cette obsession, qui ne cessaient qu'aux
    temps de maladie, pour y laisser la place à des peurs hypocondriaques. Le
    sujet de l'attaque était ou une partie du corps ou une fonction, par exemple,
    la respiration: Pourquoi faut-il respirer? Si je ne voulais respirer? etc.

    Redressement. — Tout d'abord elle avait souffert de peur de devenir
    folle, phobie hypochondriaque assez commune chez les femmes non satis-
    faites par leur mari, comme elle était. Pour se garantir qu'elle n'allait pas
    devenir folle, qu'elle jouissait encore de son intelligence, elle avait com-
    mencé à se poser des questions, à s'occuper de problémes sérieux. Cela la
    tranquillisait d’abord, mais avec le temps cette habitude de la spéculation
    se substituait à la phobie. Depuis plus de quinze ans des périodes de peur
    (pathophobie) et de folie de spéculation alternaient chez elle.

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    Obs. VIII. Folie du doute. — Plusieurs cas, qui montraient les
    symptömes typiques de cette obsession, mais qui s'expliquaient bien simple-
    ment. Ces personnes avaient souffert ou souffraient encore d’obsessions
    diverses, et la conscience que l’obsession les avait dérangées dans toutes
    leurs actions et interrompu maintes fois le cours de leurs pensées provo-
    quait le doute légitime dans la fidélité de leur mémoire. Chacun de nous
    verra chanceler son assurance et sera obligé de relire une lettre ou de
    refaire un compte si son attention a été divertie plusieurs fois pendant
    l'exécution de l'acte. Le doute est une conséquence bien logique de la prè-
    sence des obsessions.

    Obs. IX. — Folie du doute (hésitation). — La fille de l'obs. IV était
    devenue extrémement tardive dans toutes les actions de la vie ordinaire,
    particulièrement dans sa toilette. Il lui fallait des heures pour nouer les
    cordons de ses souliers ou pour se nettoyer les ongles des mains. Elle don-
    nait comme explication qu'elle ne pouvait faire sa toilette ni pendant que
    les pensées obsódantes la préoccupaient, ni immédiatement aprés; de sorte
    qu'elle s'était accoutumée à attendre un temps déterminé aprés chaque
    retour de l’idée obsédante.

    Obs, X. — Folie du doute, crainte des papiers. — Une jeune femme,
    qui avait souffert des scrupules aprés avoir écrit une lettre, et qui dans
    ce méme temps ramassait tous les papiers qu'elle voyait, donnait comme
    explication Vaveu d'un amour que jadis elle ne voulait pas confesser.

    A. force de se répéter sans cesse le nom de son bien-aimé, elle fut
    saisie par la peur que ce nom se serait glissé dans sa plume, qu'elle l’aurait
    tracé sur quelque bout de papier dans une minute pensive.)

    Obs. XI. — Mysophobie. — Une femme qui se lavait les mains cent
    fois par jour et ne touchait les loquets des portes que du coude,

    Redressement. 一 C'était le cas de Lady Macbeth. Les lavages étaient
    symboliques et destinés à substituer la pureté physique à la puretó morale
    qu'elle regrettait avoir perdue. Elle se tourmentait de remords pour une
    infidélité conjugale dont elle avait décidé de chasser le souvenir. Elle se

    lavait aussi les parties génitales,

    Quant à la théorie de cettte substitution, je me con-
    tenterai de répondre à trois questions qui se posent ici:

    1? Comment cette substitution peut-elle se faire?

    Il semble qu'elle est l'expression d'une disposition psy- 」
    chique spéciale. Au moins rencontre-t-on dans les obsessions
    assez souvent l'hérédité similaire, comme dans l'hystérie. Ainsi
    le malade de l'obs. II me racontait que son pére avait souffert

    1) Voir aussi la chanson populaire allemande :
    Auf jedes weiße Blatt Papier möcht’ ich es schreiben:
    Dein ist mein Herz und soll es ewig, ewig bleiben.

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    de symptômes semblables. П me fit connaitre un jour un cousin
    germain avec obsessions et tic convulsif, et la fille de sa sæur,
    âgée de 11 ans, qui montrait déjà des obsessions (probablement
    de remords).

    2° Quel est le motif de cette substitution?

    Je crois qu’en peut l’envisager comme un acte de défense
    (Abwehr) du moi contre l’idée inconciliable, Parmi mes malades
    il y en a qui se rappellent l’effort de la volonté pour chasser
    Tidée ou le souvenir pénible du rayon de la conscienco (У. les
    obs. III, IV, XI). En d’autres cas cette expulsion de l’idée
    inconciliable s’est produite d’une manière inconsciente qui n’a
    pas laissé trace dans la mémoire des malades.

    8° Pourquoi l’état émotif associé à l'idée obsédante
    s'est-il perpétué, au lieu de s’évanouïr comme les autres états
    de notre moi?

    On peut donner cette réponse en s’adressant à la théorie
    développée pour la genèse des symptômes hystériques par
    M. Breuer et moi"). Ici je veux seulement remarquer que, par
    le fait méme de la substitution, la disparition d'e l'état émotif
    devient impossible.

    ま E

    A ces deux groupes d’obsessions vraies s'ajoute la classe
    des „phobies“, qu’il faut considérer maintenant. J’ai déjà men-
    tionné la grande différence des obsessions et des phobies; que
    dans les dernières l’état émotif est toujours l’anxiété, la peur.
    Je pourrais ajouter que les obsessions sont multiples et plus
    spécialisées, les phobies plutôt monotones et typiques.

    Mais ce n’est pas une différence capitale.

    On peut discerner aussi parmi les phobies deux groupes,
    caractérisés par l’objet de la peur: 1° phobies communes: peur
    exagérée des choses que tout le monde abhorre ou craint un
    peu: la nuit, la solitude, la mort, les maladies, les dangers en
    général, les serpents, etc.; ⑳ phobies d’occasion, peur de con-
    ditions spéciales, qui n’inspirent pas la crainte à l’homme sain,
    par exemple l'agoraphobie et les autres phobies de la loco-
    motion. Il est intéressant à noter que ces dernières phobies ne

    1) Neurologisches Zentralblatt, 1893, Nr. 1 und 2.

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    sont pas obsédantes comme les obsessions vraies et les phobies
    communes. I/état émotif ici ne parait que dans le cas de ces
    conditions spéciales que le malade évite soigneusement.

    Le mécanisme des phobies est tout à fait différent de
    celui des obsessions. Ce n'est plus le règne de la substitution.
    Ici on ne dévoile plus par Vanalyse psychique une idée incon-
    ciliable, substituée. On ne trouve jamais autre chose que l’état
    émotif anxieux, qui par une sorte d'élection a fait ressortir
    toutes les idées propres à devenir l’objet d'une phobie. Dans
    le eas de l’agoraphobie, etc, on rencontre souvent le souvenir
    d’une attaque d'angoisse, et en vérité ce que redoute le malade
    c'est l'événement d'une telle attaque dans les conditions spéciales
    où il croit ne pouvoir y échapper.

    L’angoisse de cet état émotif, qui est au fond des phobies,
    n’est pas dérivé d’un souvenir quelconque; on doit bien se
    demander quelle peut être la source de cette condition puis-
    sante du système nerveux.

    Eh bien j'espere pouvoir démontrer une autre fois qu'il y
    a lieu de constituer une névrose spéciale, la névrose anxieuse,
    de laquelle cet état émotif est le symptóme principal; je
    donnerai l'énumération de ses symptômes variés, et j'insisterai
    en ce qu'il faut différencier cette névrose de la neurasthénie,
    avec laquelle elle est maintenant confondue. Ainsi les phobies
    font part de la névrose anxieuse, et elles sont presque toujours
    accompagnées d’autres symptômes de la même série.

    La névrose ancieuse est d'origine sexuelle, elle aussi, autant
    que je puis voir, mais elle ne se rattache pas à des idées
    tirées de la vie sexuelle: elle n’a pas de mécanisme psychique,
    à vrai dire. Son étiologie spécifique est l’accumulation de la
    tension génésique, provoquée par l'abstinence ou l’irritation
    génésique fruste (pour donner une formule générale pour
    l'effet du coit réservé, de limpotence relative du mari, des
    excitations sans satisfaction des fiancés, de l'abstinence
    forcée, etc.).

    C’est dans de telles conditions extrêmement fréquentes,
    principalement pour la femme dans la société actuelle, que se
    développe la névrose anxieuse, de laquelle les phobies sont une
    manifestation psychique.

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    Je ferai remarquer, comme conclusion, qu’il peut y avoir
    combinaison de phobie et d'obsession propre, et même que c'est
    un événement très fréquent. On peut trouver qu’il y avait au
    commencement de la maladie une phobie développée comme sym-
    ptóme de la névrose anxieuse. L'idée qui constitue la phobie qui
    s’y trouve associée à la peur, peut être substituée par une autre
    idée ou plutôt par le procédé protecteur qui semblait soulager la
    peur. L’obs. VI (folie de la spéculation) présente un bel exemple
    de cette catégorie, phobie doublée d’une obsession vraie par sub-
    stitution.